vendredi 9 juillet 2010

Sénégal : Les certitudes d'Abdoulaye 1er




A 84 ans, l'ancien opposant libéral, maître de la présidence depuis 2000, n'a nullement l'intention de décrocher. Me Wade ne doute de rien, surtout pas de lui-même.

Cette statue titanesque n'est pas qu'une allégorie ; elle vaut aussi parabole. Bien sûr, le Monument de la Renaissance africaine, perché sur une colline du grand Dakar, exalte avec une légèreté soviétique la vigueur de l'esclave affranchi de ses chaînes, jaillissant des tréfonds d'une longue nuit de servitude, porté vers un avenir radieux par le vent du large et de la liberté. Mais l'inauguration du mémorial, prologue le 3 avril aux festivités du cinquantième anniversaire de l'indépendance du Sénégal, reflète en outre l'ambition démesurée d'un homme : Abdoulaye Wade.
Lorsqu'un énorme et luxueux 4 x 4 le dépose au pied de l'ouvrage, l'ancien avocat au crâne poli, porté à la présidence voilà dix ans par la grâce d'une alternance exemplaire, ne savoure qu'à demi son triomphe. Certes, une vingtaine de ses pairs africains honorent la cérémonie de leur présence. Il n'empêche : lui avait espéré un temps la venue de Barack Obama, de Nicolas Sarkozy ou du Brésilien Lula. D'ailleurs, à ses yeux, ce monument peut prétendre donner la réplique à la statue de la Liberté - qu'il domine de 7 mètres sous la toise - à la tour Eiffel, au Christ rédempteur de Rio de Janeiro, voire au Sphinx égyptien... Cousinage flatteur pour un pensum cuivré de facture nord-coréenne.
A propos de facture, celle de l'oeuvre est à peine moins salée que les embruns de l'océan qu'elle domine : 15 à 25 millions d'euros, selon les estimations. Aux yeux du Dakarois frondeur et désargenté, il y a plus choquant : "Gorgui" - le Vieux en wolof, l'un des surnoms familiers de Wade - s'octroie 35 % des recettes que laisseront les visiteurs, au titre de son statut de "créateur artistique". Mieux, il délègue la gestion du site à une fondation à vocation éducative, confiée à son fils et conseiller spécial Karim, par ailleurs ministre d'Etat et héritier présomptif.
Du monopartisme au pluralisme encadré
"Sarko" ayant donc décliné l'invitation, c'est à l'ambassadeur Jean-Christophe Rufin qu'échoit ce jour-là la mission de représenter la France. Laquelle dépêche aux festivités du lendemain Brice Hortefeux, ministre de l'Intérieur et - nul ici ne l'a oublié - premier titulaire du portefeuille de l'Immigration. Choix insolite, à l'heure de célébrer le demi-siècle d'émancipation de ce qui fut la première colonie subsaharienne de l'empire gaulois.
Dès 1659, en effet, une poignée de pionniers établirent un comptoir sur l'île de Saint-Louis. Trois siècles plus tard, le Sénégal souverain naîtra d'un rêve évanoui. Premier Africain agrégé de grammaire, Léopold Sedar Senghor avait cru pouvoir conjuguer au futur son élan unitaire. En clair, le jeune président-poète tente de réunir les pays de l'ex-AOF - l'Afrique occidentale française - au sein d'une entité fédérale. En vain : seul le "Soudanais" Modibo Keïta consent à rallier la Fédération du Mali. Aventure éphémère : dès le 20 août 1960, le couple, miné par les dissensions, éclate, au grand soulagement de Paris et du rival ivoirien Félix Houphouët-Boigny. Place, dès lors, à la souveraineté en solo. Et, sans doute est-ce là le legs le plus précieux de l'ère Senghor, à l'instauration de solides fondements étatiques.
En 1976, le monopartisme de fait s'estompe au profit d'un pluralisme encadré. Trois mouvances sont autorisées à courtiser l'électorat : la famille socialiste, qui tiendra les commandes jusqu'à l'aube du troisième millénaire, les communistes et la nébuleuse libérale, qu'incarnera un opposant inventif et pugnace, "Ablaye" Wade, le futur chantre du sopi (changement).
Dans l'ombre du frêle fils de Joal, homme de lettres et homme d'Etat, président catholique d'un pays aux neuf dixièmes musulman, mûrit un géant réservé, loyal et bosseur : Abdou Diouf, tour à tour directeur de cabinet, secrétaire général de la présidence, ministre du Plan, Premier ministre puis dauphin dûment intronisé. Quand, en 1981, s'efface un Senghor désireux de couler en sa retraite normande des jours paisibles et féconds, il transmet donc le témoin au natif de Louga. En 2000, celui-ci, candidat sortant d'un PS à bout de souffle, vaincu au second tour par Me Wade, aura l'élégance de reconnaître sans mégoter sa défaite.
Le doit-il à Senghor, à Diouf, à Wade, au corps des officiers, aux élites locales, à la vigilance des peuples ? Ou à l'antidote secrété par tous ? Terre de la teranga - l'hospitalité - le Sénégal figure parmi les rares pays du continent à n'avoir pas connu le moindre coup d'Etat. Le débat politique y est vigoureux, la parole libre, la presse incisive. Mais la patrie de Cheikh Anta Diop, du sculpteur Ousmane Sow, de Youssou N'Dour et du buteur olympien Mamadou Niang a aussi sa part d'ombre, explorée méthodiquement deux années durant par les Assises nationales.
Au gré de conclaves et de colloques, la société civile a ainsi passé au crible à l'approche du cinquantenaire les maux et les "crises profondes" qui rongent le tissu politico-social. Sous la conduite de l'ancien directeur général de l'Unesco Amadou Makhtar Mbow, le comité de suivi de ce forum consacrera d'ailleurs une plate-forme au devenir des institutions avant de s'atteler à la rédaction d'une Constitution rénovée et d'une "charte des libertés", comme au toilettage des statuts de la Cour constitutionnelle ou du Conseil supérieur de la magistrature.
Caprices d'enfants gâtés ? Certes non. Car au fil des ans, le "système Wade" aura cédé à la tentation d'une dérive monarchique. Ministre des Affaires étrangères entre 2000 et 2009, cheikh Tidiane Gadio a fondé en mai dernier le Mouvement politique citoyen et diffusé un manifeste qui dénonce entre autres un "projet de dévolution dynastique du pouvoir". Allusion aux prérogatives confiées à l'ancien banquier d'affaires Karim Wade. Si son président de père ne voit, pour l'heure, "personne à [sa] hauteur pour [lui] succéder", il y a fort à parier que l'oiseau rare sera de son sang.
Résolu dans l'immédiat à briguer en 2012 un troisième mandat - il aura alors 86 ans - l'ancien étudiant en économie de l'université de Besançon, où il rencontra sa future épouse, Viviane, tolère mal la critique. Voilà peu, dans un salon d'aéroport, il a ainsi passé un mémorable savon à l'ambassadrice des Etats-Unis, coupable d'avoir invité Dakar à combattre fermement la corruption. Jamais le doute ne l'effleure. Dans un entretien accordé à RFI, "Gorgui" revendique le sans-faute : "Moi, claironne-t-il, je ne vois pas de jour où j'aurais échoué. Un échec ? Non, je ne vois pas."
Difficile, pourtant, d'escamoter le casse-tête de la Casamance. Dès son investiture, "Ablaye" avait promis de guérir en cent jours le malaise de cette province isolée, travaillée par un irrédentisme récurent. Dix ans après, des gendarmes périssent encore sous les balles des insurgés.
Certes, le tombeur de Diouf peut invoquer à bon droit son volontarisme en matière d'enseignement comme les efforts entrepris en faveur de l'agriculture ou des infrastructures routières, même si plus d'un chantier pharaonique laisse les Dakarois dubitatifs. Mais il lui reste à gagner la bataille contre la pauvreté et les détresses sociales. Pour s'en convaincre, rien de tel que de sillonner les banlieues déshéritées de la capitale ou d'écouter ces cohortes de jeunes désoeuvrés qui, au péril de leur vie, tentent de rallier l'Europe à bord de rafiots d'infortune. Même le calife général des Mourides, cette influente confrérie musulmane que Me Wade a toujours pris soin de choyer, appelle désormais à la "résistance" contre les travers du libéralisme en vigueur.
A l'évidence, le Sénégal fournit au prophète du sopi, volontiers grandiloquent, une arène trop étriquée pour son génie visionnaire. Héraut de l'idéal panafricain, Wade affiche des prétentions de médiateur universel. Enclin à tirer la couverture à soi, il prétend avoir joué un "rôle décisif" dans le retour en France de la jeune universitaire Clotilde Reiss, retenue en Iran dix mois durant. Tout comme il affirma n'être point étranger à la libération de la Franco-Colombienne Ingrid Betancourt. Avec un bonheur inégal, l'ex-juriste a offert partout ses services, du Darfour soudanais à Madagascar, via la Mauritanie, la Guinée-Conakry, la Côte d'Ivoire ou le Zimbabwe. Il lui arriva même de mettre ses talents diplomatiques au service des protagonistes de l'imbroglio israélo-palestinien.
Une scène de genre résume à merveille le modus operandi de l'alerte octogénaire, aussi surnommé Ndombor - le lièvre - pour sa déroutante vivacité. Elle date elle aussi des cérémonies du Cinquantenaire. "Je déclare solennellement, proclame-t-il alors à la faveur d'une adresse à la Nation, que le Sénégal reprend à partir de ce jour, 4 avril à minuit, toutes les bases antérieurement détenues sur notre sol par la France, et entend y exercer sa souveraineté." Certes, l'orateur peut juger à bon droit "incongru" le maintien de telles enclaves, rançons selon lui d'une "indépendance inachevée". Certes, le départ des 1 200 soldats français a donné lieu à d'âpres palabres. Reste que jamais ladite souveraineté ne fut contestée. Pas plus que la propriété des terrains mis à la disposition de l'ex-puissance coloniale.
Un détachement français dans le défilé sénégalais
Mais voilà, il était trop tentant de théâtraliser ainsi cette éclatante manifestation d'autonomie... Un signe, ou plutôt deux. Si Brice Hortefeux annula in extremis le point de presse programmé ce même 4 avril, un détachement bleu-blanc-rouge a défilé dans le sillage de l'armée sénégalaise sur le... boulevard du Général-de-Gaulle. Et il est prévu que 300 officiers, sous-officiers et hommes de rang hexagonaux resteront à Dakar, désormais consacré "pôle de coopération militaire à vocation régionale".
Au rayon des symboles figure aussi cette loi, adoptée fin avril, qui assimile l'esclavage et la traite négrière à des "crimes contre l'humanité". Initiative inattaquable, quoiqu'un peu tardive. Tout comme la suggestion du sénateur Pathé Guissé, qui préconise de "criminaliser la colonisation", voire, un jour, "le néocolonialisme" et les "plans d'ajustement structurels", ces remèdes de cheval dictés par le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, honnis depuis des lustres dans tout l'espace subsaharien.
Lové dans les bras musculeux de son père, l'enfant du Monument de la renaissance africaine pointe vers le large un index péremptoire. Qu'il en soit remercié : tout porte à croire que le Sénégal, malgré son Guide, cherche sa voie.

Par Vincent Hugeux, Christine Holzbauer, publié le 10/07/2010 à 10:00

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